Filmer – Peindre – Embrasser

Filmer – Peindre – Embrasser
Portrait de l’artiste en « filmeur-cueilleur »

Filmer
Puisque toutes les œuvres vidéo récentes de Rebecca Digne doivent leur titre à un verbe d’action (en 2011, Rassembler, Fouiller, Creuser ; en 2010, Cueillir), sa pratique pourrait elle aussi se résumer à un simple verbe : filmer. Filmer comme geste, comme action et comme rapport au monde – plutôt que faire de l’art, créer des œuvres. (A-t-elle finalement enregistré sur pellicule ces poseurs de pavés officiant rue Gabriel Laumain dont elle me parlait au moment de préparer cette exposition ? En tout cas, les avoir remarqués nécessitait, si ce n’est un film, du moins l’idée d’un film. La pensée-caméra.)
Dans Creuser, sa caméra suit les mains gantées d’un homme aux prises avec la terre ; leurs mouvements se confondant presque. Dans Cueillir, le film enregistre la cueillette de deux hommes dont un écran de feuilles nous rapproche et nous sépare tout à la fois, dont le grain de la pellicule en fait simultanément des présences, sensuelles, et déjà un souvenir. Dans la suite photographique Vesuvio (2012), la multiple projection simultanée de cinq diapositives des abords du Vésuve, dont les couleurs s’éteignent au contact prolongé de la lumière, inscrit également la durée au cœur de l’image fixe. Si elle ne crée pas que des films, Rebecca Digne ne pense sans doute qu’en filmeuse.

Ces gestes que Rebecca Digne filme sont des gestes archaïques ; ils induisent une manière primitive de filmer, au plus près de l’action, sans (grande) profondeur de champ et en temps réel, silencieusement , sans montage mais en boucle. Dans la simplicité d’un dispositif filmique : un sujet, une caméra, un « filmeur-cueilleur ».
Si filmer est un geste artistique récent, Rebecca Digne lui confère toutefois des allures de « geste survivant », de ceux qu’auraient pu exercer ses aïeux, qu’exerceront ses futurs. Avec elle, la caméra n’est pas un objet technique, se confrontant aux possibilités technologiques de son époque ; elle est un outil, comme la pelle presque pinceau de Creuser, comme les baies furent le moyen de peindre les contours colorés des taureaux des grottes des « chasseurs-cueilleurs ».

Peindre

La caméra de Rebecca Digne prend du plaisir à entrer dans la matière : l’action devient matière, la matière devient film. Dans Creuser, les mains de l’homme – dont l’identité importe peu – fouillent, mettant à jour strates, lumières et couleurs. On entre dans son trou, sa tombe, sa mémoire, sa palette. La caméra, elle aussi, fouille, tamise. À l’action physique de Creuser et de Cueillir se superposent des actions mentales : celle d’aller au plus profond de la matière, dans l’épaisseur du réel ou, au contraire, de se laisser guider par son envie, par l’attraction opérée par telle idée, tel fruit de l’esprit.

Dévoiler, recouvrir, choisir, regarder : des gestes simples mais décisifs.

Depuis qu’elle filme des verbes, Rebecca Digne se passionne également pour celui-ci : installer. À chaque exposition, le dispositif de monstration n’est jamais laissé au hasard : projection simultanée de deux films, agrandissement ou réduction de la surface de projection, construction de supports spécifiques qui accueille et prolonge l’image en mouvement, transformation de supports autres en écrans (un livre dans D’une maison à l’autre, 2012).
Un film muet de 2008 s’appelle Kino-Peinture.

Embrasser (et accueillir)

Comme à Primo Piano, les œuvres de Rebecca Digne vont souvent par paires. Les films aussi s’y mettent : le plan final de Creuser présente deux seaux ; les flâneurs de Cueillir vont par deux. Bien que foncièrement autonomes – c’est l’exacte manière dont l’artiste les conçoit –, Creuser et Cueillir forment un couple temporaire de gestes archaïques. Auparavant, Rebecca Digne avait réuni Rassembler et Fouiller, deux films réalisés presqu’au même moment, en une installation vidéo où ils étaient l’envers et l’endroit d’une même action, où s’exprimait leur parenté sociale et relationnelle.

Embrasser, c’est entourer de ses bras, poser ses mains sur l’autre. Les mains, justement, reviennent régulièrement dans l’œuvre de Rebecca Digne. Mains : c’est le titre d’une œuvre de 2010 et d’une exposition en 2012 (Jeanine Hofland Contemporary Art, Amsterdam), le sujet unique du film Handcuffs en 2010. Ce sont elles qui accomplissent la plupart des gestes enregistrés par Rebecca Digne ; ce sont elles qui tiennent la caméra ; ce sont elles qui apprennent à la caméra comment saisir le réel, creuser la matière, repousser l’impossible, délimiter son territoire, couper dans la pellicule, résister.

Rebecca Digne filme un peu en voyeuse, elle nous montre ce que nous ne regarderions pas, ce que nous ne voyons pas. Beaucoup en ethnologue, au plus près du geste, de leur répétition et de leur éternité. Toujours en filmeuse, bien consciente qu’on n’épuise pas le réel mais qu’on ne cesse d’y puiser.

Clément Dirié
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Clément Dirié
Editeur pour la maison d’édition suisse en art contemporain JRP|Ringier, Clément Dirié est critique d’art, commissaire d’expositions et rédacteur en chef de Code Magazine 2.0.
Il rencontre Rebecca Digne en 2009 à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris.

Dans le catalogue accompagnant l’exposition Dynasty (Paris Musées, Paris 2010), Sandra Cattini conclut ainsi son texte : « Ses films muets sont extrêmement loquaces. L’absence de son participe à l’abstraction imposée par le cadre resserré de l’image où les personnages vivent comme des icônes byzantines sur leur fond d’or. » Il est vrai : les miniatures en mouvement de Rebecca Digne bruissent de sons, de bruits et de paroles – les paroles que s’échangent les cueilleurs, les raclements de la pelle dans le seau, les pensées des spectateurs…